« La famille info-moderne et sa mission
Journée des Equipes du 25 octobre 2015

Le dimanche 25 octobre 2015 a eu lieu la Journée des équipes sur le thème : « Joies et défis pour la famille d’aujourd’hui ». Nous vous proposons ici le topo fait par le Père Josy Birsens. C’est un résumé de la conférence donnée lors de l’assemblée mondiale de la CVX à Beyrouth, le 5 août 2013, par Fernando Vidal : « En toutes choses avec tous ». L’orientation xavérienne vers les frontières familiales. (ci-dessous, en bas de l’article)

1. TENDANCES GLOBALES DE L’EVOLUTION DE LA FAMILLE

1.1. La famille postmoderne (1945-1989)
  grande révolution socio-culturelle au début du postmodernisme, au lendemain de la 2e guerre mondiale -> dynamique printanière (mai ’68, Vatican II)
• on formule une nouvelle anthropologie de la femme, des jeunes, des peuples, des homosexuels, des pauvres, des pays du sud, des enfants
• nouvelle holistique où l’on insiste sur la libre conscience et la libre expression + vision écologique intégrale
• on redécouvre la personne dans son intégralité, notamment sa sexualité (révolution sexuelle)
• les relations humaines sont libérées pour être plus authentiques
• on disqualifie toutes les différences et on recherche un égalitarisme absolu
• il faut donc éliminer toute forme de domination, d’exploitation, d’aliénation et d’exclusion (anti-paternalisme)

  impact énorme sur la famille, très touchée par le postmodernisme ;
• essais de libéralisme sexuel et familial
• influence sur le modèle pédagogique qui privilégie le libre développement du potentiel des apprenants ; le facteur « autorité » est proscrit !
• la raison se trouve dévalorisée au profit de l’émotion qui légitime toute décision (risque de dictature de la sensibilité !)

  conclusion : plusieurs dynamiques positives (libération des personnes, perspectives plus intégrales), mais soif de changement fébrile, de rupture, véhémente et unidirectionnelle

1.2. Affrontements idéologiques autour de la famille : relativisme et fondamentalisme
3 tendances apparaissent, qui coexistent :

• un relativisme insoutenable : tout est possible puisqu’il est impossible d’établir une vérité (scepticisme) ;
• un fondamentalisme insupportable qui impose sa vérité, puisqu’il s’avère impossible de parvenir ensemble à une même vérité ;
• le sens commun traditionnel : la famille assume quelques changements de type postmoderne, mais elle reconstruit un modèle qui s’appuie sur le sens commun du fait que la famille, sur toute la planète, fait progresser son taux de légitimité et de confiance ; elle se trouve néanmoins prise en cisaille entre le relativisme et le fondamentalisme qui tous deux essaient de la manipuler.

Photo : Edith Schuller ; "Happy people" par Luc de Prest

1.3. La famille info-moderne
Une nouvelle phase apparaît après 1989 suite aux changements sociétaux globaux : le monde comme réseau global, très mobile, organisé de manière souple, soutenable et écologique, constitué de sujets réfléchis qui créent la valeur par un débat participatif  apparition d’un nouveau modèle familial : la famille info-moderne

les relations sociales :
  familles-réseaux : toute famille est en réseau avec d’autres et apprend par les réseaux à rendre autonome chacun de ses membres : tous apprennent de tous et créent conjointement si l’on y investit du temps et de l’énergie
  familles mobiles globales : la famille doit apprendre à bouger ensemble, à interagir avec d’autres contextes de vie (mondialisation), et aider chaque membre à voler de ses propres ailes tout en maintenant l’union (risque et occasion : réseaux sociaux)
  familles liquides : si la famille ne s’efforce pas de se maintenir et de soigner ses blessures, elle peut se dissoudre ; la communication maximale ne garantit pas une communauté minimale !

forme d’organisation sociale : écofamilles vs flexifamilles
  la famille ne fonctionne plus comme une corporation (souci de cohésion et identité collective), mais comme un écosystème, plus ouvert, recherchant le plus grand nombre de collaborateurs et la créativité pour accomplir sa mission, ce qui demande une très grande flexibilité
  risque : si la mission est mal définie ou biaisée, l’organisation flexible se mue en danger ; le grand problème de la famille, c’est qu’elle a repris à son compte le modèle néolibéral : mariage pensé comme un contrat, non comme une alliance, relations évaluées en terme de bénéfices, calcul au lieu du don de soi, utilité au lieu de la bénédiction,…
  Si la famille n’assume qu’une partie de sa mission (se sentir bien, profiter de la vie et avoir des enfants) et applique un maximum de flexibilité à tout le reste, elle détruit son tissu interrelationnel ; l’éducation des enfants tend à se fonder sur la permissivité.
  Le néolibéralisme est le plus grand ennemi de la famille : il appauvrit les liens entre les personnes, rend l’engagement superficiel, méprise les principes fondateurs, écarte les faibles, dévalue la vie ; il produit des flexifamilles : très fragiles, aux ressources internes pauvres, avec une faible tolérance à l’échec et des risques de violence  beaucoup de souffrance et de mal-être
  Ce n’est pas la famille qui doit être déterminée par la société, mais avec sa logique d’amour, elle est le modèle, la bâtisseuse de la société ! Elle doit donc aller à contre-courant des modèles économiques dominants.

subjectivité : les familles réflexives
  La diversité des contextes, la pluralité des messages et leur quantité exigent du sujet une responsabilité accrue pour vérifier et adapter son opinion en faisant usage de réflexion pour trouver et donner du sens (caractéristique centrale des personnes et des organisations !).
  Face à la multiplicité des messages sur la paternité ou le mariage, la famille doit discerner pour donner du sens à la société info-moderne ; problème : l’individualisme accentué rend difficile la transmission d’une sagesse héritée des générations précédentes, perçue comme une atteinte à l’authenticité et à la réflexion personnelles.
  S’y ajoute la néophilie (goût pour la nouveauté), tandis que l’exacerbation de l’autonomie génère paradoxalement de plus en plus d’individus standardisés ; de plus, l’abandon de la raison au profit de l’émotion superficielle renforce le sentiment d’insécurité, car la sensation du bonheur, la pulsion du désir et le plaisir ne suffisent pas pour vivre et donner sens à sa vie. La formation du caractère et la constitution en sujets des enfants et jeunes en sont largement affectées !

culture : les familles informationnelles
  Une famille moderne doit être en permanence attentive et en discernement pour traiter l’information abondante et lui donner un sens. Cela implique une prise en compte de la complexité des situations en évitant les deux pièges du rationalisme inflexible et de l’émotionnalisme tiède.
  Le fondationnalisme considère que les choses ont une réalité, une nature, un fondement, même si elles peuvent être variables selon le contexte local et l’époque (paternité, maternité p. ex.) ; en matière de familles, une partie de la sagesse traditionnelle a sans doute été perdue, mais sa réalisation parfaite ne se situe pas dans le passé (nostalgie) : « la famille est une longue quête de l’humanité » (A. Nicolás).

politique et changement social : familles participatives et délibératives
  Les familles info-modernes cherchent à maximiser la participation de leurs membres dans la vie familiale et emploient de nouvelles formes de débat conjoint pour préparer les jeunes à participer en sujets responsables à la vie en société.

conclusion : familles à risques vs familles remplies d’espoir
  La société ne garantit plus la stabilité souhaitée du couple et de la famille ; celle-ci doit beaucoup plus compter sur elle-même et se trouve dans un contexte ambivalent (réseaux, mobilité, réflexivité, flexibilité, etc.). Celui-ci ouvre à la fois de grandes possibilités de développement humain intégral et peut s’avérer désastreux pour la famille.
  Les familles actuelles savent que leurs probabilités d’échec ont augmenté ; l’enjeu est de faire de l’échec quelque chose de constructif !
  Vivre dans une société à risques ne signifie pas que l’on court à la catastrophe, mais que de nouvelles possibilités s’ouvrent : rien n’est facile, mais l’avenir s’ouvre de plus en plus, ce qui doit faire naître de grands espoirs !

2. LUMIERES SUR LA MISSION DE LA FAMILLE AUJOURD’HUI

a) La famille, une évidence à laquelle la CVX n’a jamais cessé de se consacrer : la CVX a considéré depuis le début la famille comme une de ses premières priorités. Déjà en 1979, le P. Arrupe l’a identifiée comme « le premier champ de votre service apostolique ». Cela concerne les personnes et la famille comme telle, mais aussi toute la problématique de la culture, de l’environnement et de la justice familiale. La famille est le « champ immédiat » où commence notre travail apostolique, mais il est naturel pour la spiritualité ignacienne de nous propulser « au-delà de la famille ». 15 ans plus tard, l’assemblée mondiale de Hongkong (1994) a souhaité répondre par des mesures concrètes. Lors de la dernière AM au Liban (2013), la famille était désignée comme une des « frontières », c. à d. un champ de mission prioritaire pour la CVX.

b) Le « moulin à vent » ignacien de la famille :
La spiritualité ignacienne agit tel un moulin à vent à quatre ailes pour mobiliser l’intérieur des familles et les amener à transformer leurs terres en pain pour elles-mêmes et le monde.
  La 1ère aile du moulin stimule à s’ouvrir à l’universalité pour faire des choses qui méritent d’être éternelles. Les familles sont donc appelées à poursuivre leur chemin, ouvertes aux appels de Dieu et du monde et à la recherche du désir de l’éternel (Magis).
  La 2e aile incite les familles à la profondeur, à la communication et au discernement dont elles devraient faire leur style de vie.
  La 3e aile encourage les familles libres et unies au service du développement intégral de chaque membre, elle stimule l’unité dans la liberté.
  La 4e aile pousse les familles à se consacrer au service et à l’amour dans toute chose et avec tous (« en todo amar y servir »).
C’est l’Esprit-Saint qui met en mouvement les ailes de ce moulin ; il donne des forces à la famille de meuniers à l’intérieur du moulin et la stimule à donner de son pain aux autres.

c) La spiritualité ignacienne peut aider les familles ignaciennes dans plusieurs champs concrets :

1. Une culture de la famille réconciliée  : concilier les différentes tendances culturelles en matière familiale, discerner ce qui est bon de ce qui ne l’est pas, créer une culture publique et sociale de la famille. Un regard de compassion, d’espoir et de confiance en Dieu est urgent face aux contraintes externes nombreuses qui pèsent sur la famille !

2. Unité et liberté : la famille ignacienne développe la coopération en son sein, des relations équitables, la participation de tous, la justice dans le rôle de chacun et la liberté de chacun, valeurs peu favorisées par la société.

3. Diversité  : la spiritualité ignacienne, avec sa capacité d’inculturation, encourage les familles à ne pas considérer la diversité des modèles familiaux comme un problème ou un adversaire, mais à l’apprécier comme une chance, un appel à travailler au sein des situations réelles et à partir d’elles.

4. Vivre depuis le cœur  : avec son intimité et sa communion, la famille représente un espace où les choses sont sauvegardées au plus profond du cœur. Il faut organiser un dialogue entre la famille comme cœur et la grande sagesse du cœur qu’a développée la spiritualité ignacienne. Pour Ignace, le cœur approfondit, examine à fond les sentiments et trouve les aspirations les plus profondes de l’être humain, là où Dieu nous touche pour nous mettre en mouvement à la suite de Jésus Christ.

5. Gratitude, espérance et joie  : au lieu de verser dans l’amertume, le pessimisme, la tristesse et l’intransigeance, la dureté du cœur et le catastro-phisme, une famille animée par le Magis aspire à faire les choses selon la volonté de Dieu et fait de l’espérance son état d’âme quotidien. Vivre reconnaissant et joyeux fait partie de cette espérance qui fait mémoire et n’a pas peur de l’avenir (relecture quotidienne !). La gratitude envers Dieu entraîne les mercis aux conjoints et membres de sa famille, ce qui permet de dénouer de nombreux nœuds !

6. La famille, école de discernement  : pour mieux discerner les appels de Dieu, la famille doit apprendre à discerner elle-même, donc se former dans la pédagogie du discernement des Exercices. Ces derniers devraient aussi être pratiqués par les couples et les familles : regarder, écouter, comprendre et choisir ensemble.

7. La famille, école de citoyenneté et de l’engagement  : le P. Nicolás nous invite à être une famille « qui s’engage joyeusement pour faire des efforts vers des progrès dans un monde qui reste à construire et qui a besoin de paix, de plus d’égalité, de plus de liberté ».

Conclusion : gratitude, hospitalité et discernement

Toutes les recommandations actuelles des Papes Benoît XVI et François peuvent se résumer en trois :
  mettre l’accent sur la gratitude, la beauté du don et la joie,
  partir à la rencontre des familles aux frontières sociales et existentielles, et les accueillir inconditionnellement avec reconnaissance et tendresse,
  dialoguer cœur à cœur pour décider avec liberté et engagement, en partageant particulièrement les situations les plus douloureuses avec l’espoir que Dieu ne laissera aucune vie se briser.

Josy BIRSENS sj
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